vendredi 11 février 2011

OÙ VA NOTRE JUSTICE ?

Notre démocratie est un bien précieux. Mais elle est une conquête fragile. Elle est le résultat de luttes, patientes et tenaces, parfois au prix du sang. Raison de plus pour l'estimer et la cultiver. 
Notre constitution repose sur le principe hérité de Montesquieu, celui de la séparation des pouvoirs. Elle est encore et toujours la meilleure garantie dont dispose le citoyen contre l'arbitraire. Encore faut-il que les institutions de notre République se respectent entre elles.


Il est rare de voir en dehors des prétoires robes rouges avec ou sans hermines, robes noires avec ou sans épitoges. Or pourtant c'est ce que les citoyens des villes de certaine importance pouvaient voir comme spectacle ce jeudi 10 février. 
L'on peut supposer que le monde de la magistrature n'est pas plus syndiqué que la moyenne des Français et des fonctionnaires, l'on peut supposer que tout l'éventail des opinions politiques démocratiques y est représenté. 
Il est rare dans une république de voir les magistrats sortir ès-qualités de leurs cours et de leurs tribunaux pour  porter publiquement dans la rue la mercuriale, jusqu'à la plus haute juridiction qu'est la Cour de Cassation. 
Les chefs de juridiction, y compris le parquet, pourtant hiérarchiquement rattaché au pouvoir exécutif, se font l'écho du malaise grandissant.


Dans l'éclosion d'une révolte, il y a certes une goutte d'eau qui fait déborder le vase, mais pour déborder il faut que le vase soit auparavant plein. 
Depuis dix ans que nous entendons les rodomontades sécuritaires qui ne manquent pas de naître de l'exploitation du moindre fait divers, que de lois empilées qui modifient les codes judiciaires, exposant ainsi les décisions, ordonnances, jugements et arrêts de ceux à qui la République a précisément confié l'exercice de cette noble fonction à une perpétuelle insécurité ! Lois Perben I, II, Loppsi, etc..., peines planchers, et aggravations des peines ont-elles chassé de nos cieux et de nos terres le fléau du crime?
Si tel était le cas, cela se saurait. Cela se devrait dire. Il n'y a pas si longtemps, la pusillanimité des sentiments ne voyait pas autre chose dans le maintien de la peine de mort dans notre code, quand bien même on ne l'appliquât point, que l'ultime instrument de la dissuasion. Sotte naïveté que de croire qu'à l'instant de commettre l'irréparable, la perspective de l'échafaud, du petit matin blême, et de la lame de la guillotine faisant passer le criminel de vie à trépas dans la clandestinité d'une cour de prison allait arrêter la main du criminel !
De temps à autres, dans les procès où se jouait la tête des accusés, les avocats généraux, pour peu qu'il leur restât un peu de culture et d'art oratoire, s'en prenaient aux romantiques de salon qui pensaient que la société s'honorerait en supprimant le châtiment suprême, leur reprochant pèle-mêle d'oublier les victimes, et s'efforçant de persuader jury et cour que seule la menace de la mort pouvait faire reculer les criminels, laquelle  menace n'avait pourtant point retenu la main homicide de celui dont pourtant ils réclamaient la tête. A cette rhétorique en répondait une autre, celle de l'avocat, d'autant plus persuasif que sa robe avait connu le baptême du sang, quand, prévenu par un appel du parquet général, il apprenait qu'il fallait qu'il laissât un numéro de téléphone où on le pouvait joindre à tout moment, s'attendant désormais à être appelé au milieu de la nuit, pour s'entendre mandé d'être à la prison à trois heures du matin.
C'est cette idée de la justice disposant du pouvoir de faire expier le crime dans le sang qui prévalut dans notre France jusqu'en 1981, où le courage d'un président élu qui avait posé cartes sur tables, conduisit notre pays à abolir la peine de mort en temps de paix. 
C'est au contraire cette autre idée de la justice renonçant à la loi du talion, qui récemment encore nous conduisit à déclarer que désormais la peine de mort n'était point conforme à notre constitution.

Quand aujourd'hui nous constatons qu'au plus haut niveau de l'Etat, on érige en norme l'exploitation populiste et malsaine du drame le plus horrible fût-il, au point d'avoir l'impudence de laisser croire que le crime pouvait résulter de la faute de la justice, l'on est tenté de se dire qu'heureusement qu'est passée l'époque où un garde des sceaux qui savait de quoi il parlait quand il vint demander aux députés et sénateurs d'abolir la peine de mort, car sinon aujourd'hui, si n'avait pas été aboli le châtiment suprême, celui-ci, quand bien même il n'eût pas été requis, serait certainement prononcé par des jurys nettement plus répressifs qu'il y a quarante ans, et peut-être appliqué...

Assurément, il eût été important qu'au plus haut niveau de l'Etat précisément on gardât raison. C'eût même été sage. Nul ne discutera l'abjection d'un crime horrible où le dépeçage du corps de la victime vient se rajouter à  l'horreur en soi révoltante du meurtre et du viol.
Mais appartenait-il à celui auquel notre Constitution assigne comme devoir de sa charge la garantie de l'indépendance de la Justice de stigmatiser une profession entière, de laisser croire que la commission d'un crime sordide pouvait résulter de la faute d'une institution, comme si, avec les meilleures garanties de suivi d'exécution des peines et des mesures post-sentencielles, l'on eût pu empêcher en toute heure du jour et de la nuit le criminel de perpétrer le sauvage assassinat d'une jeune fille?
Lorsque l'on a pris sciemment le risque de stigmatiser ainsi l'autorité judiciaire, il ne faut alors pas s'étonner que celle-ci, hiérarchie en tête, est-il besoin de le signaler, retrouve soudain les accents de la mercuriale, et adresse à la puissance exécutive la remontrance que hélas elle mérite.
Est-ce un honneur pour notre pays d'accorder à son autorité judiciaire des moyens inférieurs à ceux que lui accordent d'autres pays pourtant infiniment moins favorisés que le nôtre?
Loin d'avoir apporté la réponse adéquate à la criminalité et la délinquance qu'elle prétendait juguler, la multiplication des lois pénales a accru l'insécurité judiciaire, et partant contribué à l'illisibilité des jugements, faisant planer sur Thémis elle-même non point la saine crainte quand celle-ci naît du doute raisonnable, mais la crainte même de commettre l'erreur, paralysant ainsi son action, exposant presque sans cesser juges de tout niveau à douter même de la règle de droit qu'il convient d'appliquer.

Lorsque l'on prend soin d'examiner la décrépitude dans laquelle l'impéritie de nos gouvernants a enfermé l'autorité judiciaire, il ne faut pas s'étonner davantage de voir robes rouges et hermines, toges, épitoges et mortiers quitter les lambris et les ors de la grand' chambre pour battre le pavé.


Qui croirait que derrière la façade du palais séculaire de l'île de la cité, s'entassent greffiers et magistrats devant se contenter parfois d'obscurs réduits que l'on ne montre jamais pour y travailler à la rédaction de leurs écrits? Qui croirait que ce que l'on nomme dépôt ou geôles est présentement indigne d'une démocratie avancée? Qui croirait que - risquant de bafouer la jurisprudence européenne sur le droit au procès équitable - comparutions immédiates - du moins dans les tribunaux des ressorts les plus peuplés - conduisent les juges à siéger jusqu'à la nuit tombée, et reprendre le lendemain une nouvelle journée parfois dès potron-minet.
Naguère, il y a seulement moins de quarante ans, lorsque le garde des sceaux, ou le ministre de l'intérieur, quand survenait un crime capital, oubliaient leur devoir de réserve, séduits qu'ils pouvaient être par les pièges captieux des microphones et des caméras, le président de la république ne manquait pas au conseil des ministres qui suivait de rappeler, certes mezza voce, à ces mêmes ministres qu'il fallait qu'ils abstinssent de commenter une affaire en cours, précisément au nom de la séparation des pouvoirs, mais aujourd'hui, le poison du populisme semble s'être à ce point inoculé, que l'opinion publique elle-même ne perçoit plus qu'il est tout simplement obscène de voir ceux à qui la conscience de leur charge doit précisément inspirer de sains devoirs de modération, de justice et de retenue, entonner avec une singulière complaisance les antiennes les plus nauséabondes de l'idéologie sécuritaire.

Si l'on souhaite que notre République ne se coupe pas de manière irréfragable de ceux qui ont charge d'exercer l'autorité judiciaire, ce sont d'autres chemins qu'il faut emprunter, et ces chemins ne sont pas ceux du populisme qui consiste à exploiter de manière obscène, et disons-le, irrespectueuse de la décence pourtant due aux victimes et leurs familles, et à livrer ce faisant, par le prisme du pilori médiatique, l'institution judiciaire à l'opprobre et au blâme publics. Ces chemins de la nécessaire réconciliation de la République et de sa justice passent par l'arrêt de la gesticulation et de l'empilement des mesures et des lois. Commençons par tirer le bilan de toutes les lois empilées, de voir si le redécoupage de la carte judiciaire produit les effets que l'on en attendait, donnons simplement à l'institution telle qu'elle est les moyens humains et matériels dont elle a besoin avant de lancer des mesures à l'issue incertaine comme pourraient l'être l'introduction du jury populaire au tribunal correctionnel, la disparition du juge d'instruction, ou la tendance à copier servilement dans nos mœurs juridiques des traditions exogènes auxquelles répugne le génie français.